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Un peu de... livres: "Le Lambeau" (Philippe Lançon) - Un long périple du corps et de l'âme

  • Chicca Cocca
  • 2 nov. 2019
  • 4 min de lecture

Dernière mise à jour : 24 avr. 2021


Il y a des livres qui tombent au mauvais moment. Ou peut-être au "trop bon" moment. Il est alors impossible de dire si on les a aimés, tellement ils sont inextricablement liés aux événements qu'on traverse, suivant les montagnes russes des états d'âme (sans qu'il y ait le moindre rapport entre leur contenu et ce qui se passe dans la vie, ou alors de manière très très symbolique. Loin de moi l'idée d'établir des parallèles inadéquats et bancals).

J'aimerais pouvoir donner un avis aussi objectif que possible sur ce livre, mais il ne se trouve pas dans les lignes qui suivent.

Il m'a fallu 3 mois, à 4 jours près, pour traverser ce que j'hésite à peine à qualifier d'épreuve. Je l'avais acheté pour partir en vacances, début août. Je le termine après ce qui me paraît une vie entière.

Cette lenteur extra-ordinaire est-elle due au livre en lui-même? Ou s'agissait-il exactement du bouquin qu'il me fallait pour me donner le temps et l'espace d'éprouver ce que j'avais à éprouver, d'autant plus à un moment où je "vis" l'écriture?

L'histoire de la pénible réparation de ce journaliste rescapé de l'attentat de "Charlie", racontée par lui-même. Rescapé, mais à quel prix? Blessé aux bras, aux mains et surtout, privé de la partie inférieure de son visage, arrachée par les balles. Après une minutieuse description, de son point de vue, de l'attentat en lui-même, magistrale dans ce qu'elle illustre l'irruption brutale de l'horreur dans une journée censée être ordinaire, suivent des centaines de pages de chronique du corps et de l'esprit traumatisés d'un survivant, qui se débat dans la perte totale de repères et de sens.

Rien ne nous est épargné de ce que son corps subit au fil des opérations et de tout ce qui les entoure, pendant les longs mois d'hospitalisation. Ce corps qui vit, malgré tout et dans la souffrance, mais auquel il fait s'accrocher, parce que c'est la seule certitude, ce corps qu'il faut apprendre à connaître suivant les douleurs, les élancements, les fourmillements, les nouvelles sensations, celles qu'on oublie et celles que la plupart d'entre nous ont le luxe de pouvoir passer en pilote automatique. Les tissus, les organes, les muscles, les sécrétions, les os qu'on découpe et la peau qu'on prend pour la recoller ailleurs, qu'on étire, qu'on pique, qu'on coud, ces veines qu'on torture et qui se dérobent, les nécroses, les infections, les odeurs, les bruits. Et en même temps, le psychisme dans le brouillard, qui se souvient d'avant sans pouvoir établir de la continuité et sans pouvoir imaginer une suite quelconque au delà de la prochaine intervention ou du prochain passage d'un intervenant dans la chambre. Chambre d'hôpital qui devient aussi le seul refuge sécurisant, bastion connu en opposition au monde de dehors qui déraille, mais qui continue de tourner.

La personne, le sujet qui est encore là, entre les lignes (c'est le cas de le dire: l'écriture devient pour lui un lieu de rassemblement des morceaux) s'accroche à l'art pour tenir un fil exigu: la littérature, la musique, la peinture, la photographie viennent colorer et donner un peu de lumière aux pages lourdes entre les doigts.

Il y aurait encore tellement à en dire: les relations entre soignants et soignés, notamment, le milieu hospitalier, les autres patients: une fenêtre ouverte sur un univers que nous nous permettons, la plupart du temps, d'ignorer complètement. Et encore: que devient l'amour dans tout ça? L'amitié? L'histoire "d'avant", qu'en fait-on, quand la nouvelle famille est celle des professionnels de la santé, quand la personne la plus importante dans une journée est la chirurgienne qui tente de reconstruire ce qui peut l'être? L'écriture est très belle. L'histoire très difficile à appréhender, à métaboliser.

Alors, que faire, qu'en dire, de ce roman autobiographique? Est-ce un roman, seulement? Je ne regrette pas de l'avoir lu, du tout, ni d'avoir dû prendre tout ce temps pour le terminer, temps pendant lequel j'aurais pu découvrir entre 3 et 12 livres, selon les mois et l'épaisseur des tranches. Je ne pourrais pas l'offrir, pas certaine de proposer un cadeau simple à recevoir. Pourrais-je le conseiller? Ce sera peut-être plus clair dans quelques temps. Le livre est lu, mais ses effets souterrains ne cessent pas en tournant la dernière page. De la même manière qu'il n'y a pas de véritable fin à de telles histoires. Dans la vie de son auteur, surtout, l'après est toujours en cours et il le sera probablement jusqu'au bout de sa vie, peut-être encore plus loin.

En tout cas, je ne pense pas pouvoir oublier "Le lambeau", imprimé dans les images de chacune de ces près de nonante dernières journées. Mon exemplaire est d'ailleurs extrêmement abimé, marqué par les signes de sa longue compagnie: coins écornés, tâches, éraflures, pages gondolées et collantes. Il a beaucoup voyagé, trimballé à gauche et à droite sans être ouvert pour autant.

Je ne peux donc qu'en parler comme je viens de le faire et laisser à chacun la possibilité de tenter l'expérience, ou pas.

"Ecrire sur mon propre cas était la meilleure façon de le comprendre, de l'assimiler, mais aussi de penser à autre chose -car celui qui écrivait n'était plus, pour quelques minutes, pour une heure, le patient sur lequel il écrivait: il était reporteur et chroniqueur d'une reconstruction. (...) mon métier (...) me permettait de mettre à distance mes propres peines au moment où j'en avais le plus besoin et de les changer, comme un alchimiste, en motifs de curiosité. (...) Ecrire est la meilleure manière de sortir de soi-même, quand bien même ne parlerait-on de rien d'autre. Du même coup, la séparation entre fiction et non-fiction était vaine: tout était fiction, puisque tout était récit (...). Ce qui comptait, c'était la sensation de vérité et le sentiment de liberté donnés à celui qui écrivait comme à ceux qui lisaient. (...) j'étais un homme (...) qui contait son histoire avec une bienveillance et un plaisir qu'il espérait partager. Je devenais une fiction. C'était la réalité, c'était absurde et j'étais libre." (pp 365-366)

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