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Un peu de... Chroniques en temps de Covid (13) - dans un centre de consultations....



Aperçu de l'activité du centre où je travaille, en l'année confinée 2020.


"Cette année, il ne nous sera pas possible de compter le nombre de fréquentations.


Les mesures sanitaires en vigueur depuis le premier confinement, en mars 2020, nous ont amenés à réagir dans l’urgence, en mettant à profit toute notre créativité et nos ressources pour rester en contact avec nos patients.


En parallèle, nous avons eu à gérer nos propres réactions et situations personnelles, puisque nous faisons partie de la société, que nous sommes également des citoyens, et que nous avons en tant que professionnels de la santé mentale et du champ social une certaine responsabilité.


Nous n’avons pas, à ce jour, et normalement jusqu’à 2022, mis en place un logiciel informatique qui nous permettrait de compter le nombre d’entretiens automatiquement, en cliquant sur une touche, après avoir soigneusement encodé mensuellement nos activités, heure par heure, jour par jour.

Et même en imaginant que nous l’ayons eu à notre disposition, ce logiciel, nous n’y aurions pas prévu les bonnes cases: appels pour décommander les "présentielles", appels pour rassurer, appels pour proposer des solutions temporaires; appels téléphoniques brefs ou longs, temps de rédaction des contacts eus chaque jour, pour les deux collègues présents le lendemain, temps de mise en place des lieux et du matériel nécessaires à la poursuite de nos activités; temps pour apprendre la nouvelle technique pour les entretiens à distance, les réunions à distance, temps pour réfléchir au bon équilibre entre réouverture et risques sanitaires, temps pour penser à chaque situation au cas par cas, temps pour se laver les mains, désinfecter les locaux, les téléphones, les poignées de porte, les claviers, temps pour gérer l’accueil et la salle d’attente…


Et encore, une fois les choses un peu stabilisées: les collègues et les patients malades, les coups de téléphone prévus, les imprévus, les entretiens par Skype, ceux sur le pas de la porte, ceux à l’extérieur, accompagnements, co-interventions, réunions avec d’autres professionnels du réseau, en présence ou pas des patients, par Zoom.


En un an, tous ces mots, ces pratiques, sont devenus d’un quotidien banal, ce qui en soi, ne cesse de nous questionner et parfois de nous inquiéter.


Ce Monsieur qui est passé un jour, nous demandant par le parlophone un café que nous ne pouvions pas lui servir, dans la première phase du confinement, et qui nous a avoué finalement, avoir juste envie de « nous voir », ne fût-ce que par la fenêtre, qu’est-ce que c’est? Un entretien ou pas? Rentre-t-il dans les « fréquentations »? Et le moment consacré à lui répondre, le rassurer, sans pour autant pouvoir accéder à sa demande, est-ce du travail?


Nous sommes persuadés que oui. Il n’y a pas de case pour l’encoder.


Les chiffres de fréquentations seraient également vides de sens dans la mesure où elles ne seraient comparables ni à 2019, avant le confinement, ni à 2021 où les nouvelles pratiques sont en train d’être absorbées dans un fonctionnement impensable avant cette crise sanitaire.


Alors, notre bon vieil agenda papier, déjà en temps normal remplis de gribouillis, des écritures de chacun, de flèches, de codes couleurs, de modes de paiement, de « venu », « pas venu », « prévenu », « pas prévenu », « annulé », «décommandé», ce territoire humain que nous parvenons malgré tout à transformer en données chiffrées et quantifiables, avec la marge d’erreur et d’interprétation propre à une équipe qui travaille avec des personnes et des situations singulières, et pas tellement avec des statistiques (bien qu’elles nous aident à penser les choses, au moins une fois par an); cet agenda, donc, il ressemblait à un champ de bataille.


Pas tout de suite, pas en début d’année: tout est clair jusqu’au 13 Mars. Ce jour là, la nouvelle tombe et nous laisse abasourdis: nous devons fermer dès lundi.


Nous n’arrêtons pas pour autant de travailler: le week-end nous laisse le temps de digérer le choc et de nous organiser: dès le lundi, nous serons présents sur les lieux de travail, par sous-équipes de deux avec un renfort potentiel en cas de maladie ou débordements et nous utiliserons dans ce premier temps le téléphone.


Dans l’agenda: des barres sur tous les rendez-vous prévus dans les semaines suivantes, des mentions « décommandés » ou « pas joignable ». Tous ceux que nous ne parvenons pas à contacter se présentent: nous n’avons pas de masque, aucune marge dans cette première phase: c’est via le parlophone que nous devons les renvoyer chez eux.

Après ce rush, il s’agit de trouver des alternatives, de fixer des jours, des moments, en fonction de qui d’entre nous sera présent sur les lieux. Dans certains cas, nous appellerons de chez nous, avec la fonction « numéro masqué ».

Nous rédigeons attentivement des notes pour les sous-équipes suivantes.

Le plus difficile ce sont nos patients en errance, sans téléphone, sans lieu fixe où les appeler; ou encore, ceux qui sont cloîtrés chez eux avec peu de contacts sociaux et qui ne nous répondent pas ou plus.

Tous ceux qui étaient mal en point juste avant: en cours d’hospitalisation ou juste en pré-admission, ceux qui sont convoqués par la police ou le tribunal, ceux qui ont des démarches administratives en cours pour enfin obtenir un revenu, un travail, un logement, la garde de leurs enfants. Tous ceux qui était en cours de candidature chez nous, que nous n’avons pas encore rencontrés, mais qui comptaient sur le suivi pour se reconstruire ou tenter quelque chose. Ils ne sont pas encore véritablement inscrits, mais nous décidons qu’à circonstances exceptionnelles, moyens hors du commun: nous élargissons le cadre et décidons de prendre régulièrement contact avec eux aussi.

Il y a tous ceux qui étaient à la dérive, qui n’avaient que peu de repères, instables, insécurisés.


Il y a également toutes les questions auxquelles nous n’avons pas de réponses; parfois nous nous posons les mêmes. A chaque prolongation des mesures de confinement, cela recommence: appels, annulations, alternatives, inquiétudes, interrogations. Malgré l’angoisse ambiante, nous devons tenter de transmettre du calme, des indications claires et concrètes. Ce n’est pas une mince affaire.


Les traitements médicaux sont assurés à distance, suite à des appels de notre part ou de la part des patients. Là encore: appels aux pharmacies, confirmation des adresses mails, rédaction des prescriptions, envois, malentendus, logiciels qui ne fonctionnent pas, mails qui tombent dans les « spams » des pharmacies. Parfois nos patients ont peur de sortir même pour aller chercher leurs médicaments: ils nous appellent alors et on les guide du mieux que nous pouvons.


En mai, nous décidons de rouvrir à certains nos locaux. Ce qui est loin de tout régler: comment évaluer, avec chacun, s’il vaut mieux sortir et affronter le monde extérieur chargé de fantasmes persécuteurs ou rester chez eux dans une sécurité physiologique, mais peut-être pas psychique?

S’ils prennent les transports en commun et qu’ils attrapent le virus, quelle responsabilité et quelles conséquences pouvons-nous assumer?

Rendez-vous programmés, annulés, repris, reprogrammés: certains arrivent chez nous, d’autres pas.


Entretemps, nous avons demandé et obtenu des outils pour fonctionner: masques, désinfectants, gels hydroalcooliques. Certains patients ont du mal avec le côté contraignant de ces nouveaux accessoires, avec l’accès très limité aux locaux. D’autres tremblent dans la salle d’attente malgré tous ces pare-feux.


Nous avons bien sûr arrêté le dispositif des permanences, impossible à gérer. Nous avons élargi les sous-équipes, il y a toujours un psychiatre au moins qui est présent ou joignable rapidement. Nous avons institué deux réunions hebdomadaires par visio-conférence: plus courte pour garantir un certain seuil de concentration, mais plus régulières pour garder notre cohérence et notre pierre angulaire du travail en équipe.


Malgré cela, nos moments de réunions sont mis à mal par le manque d’habitude (et d’ailleurs, faudrait-il nécessairement s’y habituer?): ne pas être en présence change malgré tout nos dynamiques et nos discussions; il n’est pas toujours possible pour nous d’être au calme et seuls chez nous au moment des connections. Notre vie à chacun est pas mal chamboulée aussi.


En juin, nous récupérons nos horaires complets sur place. Nous rouvrons les permanences également. Nous tentons de canaliser les rendez-vous dans des plages horaires précises, dans des locaux assignés. Nous évitons au maximum que les patients se croisent, qu’il y ait plus de deux personnes dans la salle d’attente dépouillée. Nous nous relayons pour désinfecter après chaque passage, jusqu’à la rampe d’escalier à laquelle beaucoup ont plus besoin que jamais de s’accrocher.

Plus de tissus sur les fauteuils, entretiens sur des chaises en matière dure, pas de coussins sur les chaises, fenêtres ouvertes si possible, masques devant la bouche, qui obligent à répéter, à reprendre le souffle, qui empêchent de voir un sourire. Nous nous concentrons sur le regard, mais pour certains, c’est persécuteur, pour d’autres le malentendu est toujours de mise, parfois c’est insupportable, alors il vaut mieux ne pas regarder du tout. Cette grimace, là: c’est un bâillement, une moue de désapprobation?

Nous aussi, nous avons besoin de ces repères du visage pour orienter la clinique, mais voilà, il nous faut réinventer le non-verbal aussi, d’autres codes se mettent en place, partiellement à notre insu.


La plupart des patients reviennent sans encombres, le soulagement est de mise. D’autres n’osent pas, d’autres encore se barricadent dans leurs système de défense habituels. Pour ces derniers, il était déjà compliqué de venir à leur rendez-vous avant le confinement: toutes ces nouvelles règles ne les aident pas.

Nous suivons un certain nombre de personne pour qui la temporalité ou le cadre, de manière générale, sont très compliqués à intégrer. Comment leur faire comprendre l’importance d’être pile à l’heure? Une fois qu’ils sont là, angoissés, essoufflés, il s’agit de les accueillir tout en s’assurant qu’ils ont un masque, qu’ils désinfectent leurs mains, en leur rappelant de ne rien toucher et de nous laisser ouvrir les portes. A la fin de l’entretien: même parcours.


Nous sommes étonnés, parce que malgré tout ce « beaucoup à gérer », cela tourne plutôt sans encombres. Nous avons l’impression que l’institution reprend vie de manière presque naturelle. Le quotidien revient alors au galop: oui, mais que fait-on avec le café, symbole par excellence de cet accueil inconditionnel que les patients semblent apprécier. Et les toilettes, alors? Il faudrait pour bien faire, en laisser une seule accessible aux patients et veiller également à la désinfecter après chaque passage.


Cela nous prend des semaines, des mois de débats pour trouver un juste équilibre. Nous régissons: des produits d’entretiens, des gobelets en carton, des cuillères en bois, des essuies jetables, du gel, des masques, encore.


Tout cela ne se voit pas dans l’agenda. Pourtant, nous avons l’impression que le point crucial de notre travail réside exactement là. Que tout cet aspect non quantifiable a assuré le maintien du lien, l’équilibre des relations. Il a gardé notre centre très vivant, bouillonnant, créatif, inventif. Il a parfois aidé nos patients à traverser tant bien que mal les débuts de cette période dont nous ne voyons pas encore le bout. Il nous a permis aussi, à nous travailleurs, de tenir le coup dans cette profession chamboulée, à garder un cap, à ne jamais fermer nos portes, malgré les pauses, les maladies, les quarantaines, les petits ou grands épuisements des uns et des autres.


En septembre, avec toutes les précautions d’usage, nous avons repris toutes nos activités habituelles: permanences, rendez-vous, inscriptions. A quelques exceptions près, tous nos patients sont de retour. Quelques pratiques «exceptionnelles» de rendez-vous restent, en fonction des situations.


Les nouvelles demandes sont en augmentation, bien entendu: dans les chiffres, si nous ne prenions pas en compte les différents temps du confinement-déconfinement, on pourrait n’y voir que du feu. La permanence reste peu investie: peut-être encore le lieux des incertitudes et du flou. Les appels téléphoniques restent très présents, en plus de nos entretiens.


Les passages impromptus font désormais partie du quotidien: il s’agit pour nous de reborder le temps et l’espace avec nos patients et de continuer ce travail incessant du cadre. Il n’a jamais été aussi mouvant, nous avons tenté de le garder sécurisant.


Nous nous heurtons encore à des écueils majeurs, conséquences du confinement qui a fait éclater les enjeux socio-politiques en filigrane depuis des années: difficulté pour les hospitalisations, notamment à long terme; difficulté à joindre les intervenants des structures publiques (CPAS, caisses d’allocations de chômage, mutuelles, notamment); difficulté de prise de rendez-vous avec les services et professionnels du médical; difficultés à faire entendre les problématiques spécifiques à nos populations, renforcés par la situation actuelle qui impact de manière évidente les consommations et les troubles psychologiques et psychiatriques préexistants.


Il est temps de réfléchir avec un peu de recul. Nous voyons déjà l’énormité des conséquences à moyen et long terme de cette période. Nous reprenons les fils laissés en suspens des démarches administratives et matérielles de nos patients, nous tentons de rassembler les points qui font détresse et angoisse chez chacun, dans l’incertitude ambiante."

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