Un peu de... tranches de vie: La Philo selon Marco

Mercredi soir, j'attends mon bus. Entre deux pages de mon livre, je consulte mon smartphone et je vois que je suis identifiée dans une publication d'une de mes amies "historiques", en Italie.

Je clique et je découvre la publication... Mon tout premier professeur de philosophie, celui de mes 16 ans, est décédé cette semaine.

Ah, ce cours de philo, que je l'avais attendu! A l'époque, en Italie, au lycée classique, le cours de philo commençait en troisième année de secondaire. Et voilà que quand j'y suis enfin, après des heures et des heures de latin et de grec ancien, de "Divine Comédie" et "Promessi Sposi", d'"Iliade" et d'"Odyssée", voilà donc que je tombe sur ce professeur génial. Parce qu'il aime sa matière et, accessoirement, son métier.

Attention, hein, il nous fait bosser, en Histoire et en Philo, en début de cours il faut toujours être prêts à être interrogés sur le chapitre précédent, oralement, sur le tas, et il note à chaque fois. Un 6/10 c'est pas mal, un 7/10 c'est très bien, un 8/10 c'est le rêve.

L'Histoire, à l'époque, c'est pas "mon truc", mais quand il en parle, ça m'intéresse. Et la Philo, la Philo...

On commence par la Grèce Antique, bien sûr, et au bout de trois ans nous arriverons à Nietzsche. Quand il nous raconte la Philo, qu'il nous fait suivre le fil d'une pensée, d'une logique, qu'il aboutit à ses conclusions qui sont des révélations, c'est limpide, c'est fascinant, c'est passionnant. Il parle avec cet accent romain qu'ont presque tous nos profs, dans notre petit lycée niché en haut d'Albano Laziale, dans la région des "Châteaux de Rome" (Castelli di Roma). Il est cultivé et accessible. Il parsème de son humour sarcastique légendaire.

Alors, finalement je n'ai eu la chance de suivre son cours qu'un an... Mais je m'en souviens, si bien! Il n'est pas de ceux dont on se dit, quand on apprend une nouvelle les concernant: "Ah, oui, il existait celui-là, c'est vrai!". Je n'y ai certainement pas pensé tous les jours, ni tous les ans, mais la construction de ma pensée intellectuelle et existentielle consciente a commencé en l'écoutant.

Une larme a coulé, évidemment, sous l'abri-bus. Mais c'était peut-être le vent et le froid, puis on se sent bête comme ça, à pleurer seule sur son Facebook.

La larme n'a pas coulé seulement parce qu'il était un prof extraordinaire. Elle a coulé pour un souvenir bien particulier.

De retour des congés de Pâques, en 1994, nous devions lui rendre un devoir sur une oeuvre de Platon. Chez moi, ça allait mal, très mal. Alors, j'avais vite rédigé mon devoir la veille de la rentrée, tard au soir. Je n'avais pas copié le brouillon au propre. Le lendemain, entre gêne et effronterie, je lui ai demandé si je pouvais vite le faire pendant le cours, parce que je n'avais pas eu le temps. "Evidemment, t'as eu cinq jours de congé et t'as pas eu le temps!". Il ne pouvait pas savoir, comment l'aurait-il pu?

Pour la première et dernière fois de ma vie, je me suis levée brusquement de ma chaise et, sans demander la permission, j'ai couru hors de ma classe, pour me réfugier dans les toilettes et pleurer. Il m'a suivie une minute après, il m'a serrée dans les bras et consolée, sans rien dire et sans rien demander.

Quand, quelques semaines après, j'ai annoncé que je quittais l'école et l'Italie, il a eu son petit sourire en coin. Je me suis dit qu'il avait compris que c'était mieux comme ça.

C'est pour ce souvenir là qu'il était un professeur hors du commun, aussi.

Je me suis demandée pourquoi diable je n'ai jamais cherché, pendant toutes ces années, à le recontacter. Il avait même un compte Facebook... Quand je vois sur sa page les témoignages de ses collègues, de sa famille et de ses amis, je ne suis vraiment pas la seule à être reconnaissante d'avoir croisé sa route.

A son enterrement, apparemment, il y avait beaucoup de ses élèves, anciens et actuels. Par ce souvenir partagé, j'y étais un peu aussi, là bas, pour lui dire au revoir.