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Un peu de... tranches de vie: Juste pour une nuit.


Dans la maison, il n’y a presque plus de traces de leur passage.

Nous avons remis les meubles des filles à leur place, j’ai lavé les draps, les essuies, j’ai jeté les petites bouteilles en plastique à côté des toilettes.

On pourrait croire que rien de spécial ne s’est passé ce week-end.

Alors que pendant moins de 24h, tout notre quotidien a été bouleversé par la présence de R. et de A.

Rien que le fait de devoir utiliser leurs initiales, au lieu de leurs prénoms entiers ou de pseudonymes, montre bien que ce n’étaient pas des invités habituels.

Je ne peux pas les nommer, pour ne pas les exposer plus qu’ils ne le sont. Et c’est rageant, parce que ce sont des personnes, pas une lettre avec un petit point à côté. Ce point vient dire jusqu’où leur existence a été tronquée et mise en suspens.

Je voudrais publier les photos avec leurs visages aux yeux graves et aux sourires lumineux. Je voudrais montrer les magnifiques selfies qui les saisissent avec mes filles, dans leurs bras.

Seront-ils vraiment en sécurité, un jour? Et après la sécurité, qui devrait être une donnée de base, qu’est-ce qui les attend?

Quand Anaïs, 9 ans a dit: « J’ai peur qu’ils meurent… », Sélène, 4 ans, a répondu: « De toute façon, ils seront mes copains pour toujours ».

Samedi, Jules m’a envoyé un message:

« Ok, on y va ce soir! »

Après des mois de discussions, qui ont commencé l’année passée avec mon:

« Moi je n’oserais jamais les accueillir chez nous. Et j’en suis triste et désolée », nous avons décidé d’héberger des réfugiés, pour une nuit.

Jules rentre. Nous installons un matelas double dans la chambre de Sélène et déplaçons son lit à elle dans celle de sa grande soeur.

Nous faisons leur lit. Y déposons un grand et un petit essuie. Pour eux. Nous ne savons pas encore qui ils sont et pourtant ils existent déjà, ils nous attendent peut-être déjà au parc.

Nous nous dirigeons vers le point de rendez-vous où des centaines, des milliers de personnes comme nous essaient depuis des mois, nuit après nuit, de répandre de l’espoir, de la manière la plus simple et la plus difficile que je connaisse.

Le parc est rempli, énorme carrefour du monde dans quelques mètres carrés.

Nous trouvons une bénévole, qui nous dirige vers une autre. Elle nous demande combien de places nous avons:

« Deux, et il faut qu’ils dorment dans le même lit. Et c’est juste pour une nuit ».

Elle nous demande si nous avons des questions. Des millions et aucune. Maintenant que nous avons décidé, il n’y a plus aucune réponse qui changerait quoi que ce soit.

« Ok, je vais vous confier deux gars qui ont dormi dehors hier ».

Deux hommes donc. Peut-être sales, sûrement fatigués.

Ils arrivent, un qui sourit, l’autre qui se cache presque, tête baissée, ne regarde personne dans les yeux. Le premier prend la bénévole dans ses bras à plusieurs reprises, lui sourit, la remercie. Ca me rassure.

Il y a R. donc, tout jeune, qui parle un peu anglais, les écouteurs de son téléphone vissés aux oreilles. Il nous présente A. qui a l’air plus âgé, triste, renfermé.

Nous leur disons nos prénoms. Ils voient les filles, je sens que ça les apaise.

A. aperçoit Sélène et ses yeux s’illuminent: coup de foudre.

Anaïs, toute fière, se met à l’arrière entre eux, leur donne les petites bouteilles d’eau et le chocolat qu’elle a préparé. Je vois bien qu’ils n’ont ni faim, ni soif, mais ils acceptent parce qu’elle y tient.

Le trajet d’une petite demi-heure me semble durer une éternité et mille questions se bousculent dans ma tête. Il y en a une qui revient sans cesse: « Mais qu’est-ce qu’on est en train de faire? »

Ils viennent de Libye. Ils sont cousins. R. est là depuis trois mois, A. depuis cinq jours. Ils sont passés par toute l’Europe, déjà, avant la Belgique.

A la maison, ils enlèvent leurs chaussures. Je leur montre la chambre, ils voient les essuies. Avant toute chose, ils veulent se laver.

Longues douches pendant qu’on prépare quelque chose à manger.

On leur donne des habits de rechange, je leur dis de mettre leurs habits dans la machine, je vais les laver. Je leur donne les codes wi-fi pour qu’ils téléphonent chez eux.

Pendant le repas, nous discutons un peu. Et puis on rit, de bon coeur, à plusieurs reprises.

C’est fou ça d’être en train de rire ensemble, alors qu’il y a qu’un tout petit peu d’anglais entre nous, pour communiquer. Alors qu’ils ont vécu tout ça.

On parle des pays où on a été, ceux qu’on connaît tous les quatre. Des gens qui y habitent. Les « good people », les « big problema ». Sauf que nous, ces pays, c’était en vacances qu’on les a visités, pas la peur au ventre et l’inconnu devant nous.

Je suis « étrangère » aussi, pas belge, et pourtant, mon parcours est si différent.

Je leur demande s’ils fument: oui, tous les deux. Je montre la terrasse. Ils n’y vont pas. Je comprends qu’ils n’ont pas de cigarettes. On leur fait sentir mon tabac, celui de Jules: R. se moque de Jules, il lui dit qu’il fume des plantes!

Nous couchons les filles, R. et A. vont et viennent entre leur chambre et le salon, ils téléphonent et regardent des vidéos.

Je comprends que Jules et moi allons nous coucher bien avant eux.

Le plus simple pour moi aurait été qu’ils aillent dormir et s’écroulent jusqu’au lendemain.

Que je les entende ronfler avant de m’endormir.

Mais nous n’avons pas fait tout ça pour que ce soit simple pour nous.

On les laisse, Jules leur dit comment éteindre les lumières quand ils iront se coucher.

Je suis épuisée, mais je dois attendre la fin de la lessive pour étendre leur linge, sinon, ce ne sera pas sec demain. Plus qu’un quart d’heure.

Une heure après, je suis toujours les yeux ouverts dans mon lit, et il n’y a que Jules qui dort profondément. Comment peut-il dormir si bien?

Moi, j’ai peur. Je me fais des scénarios-catastrophe dans la tête. Je n’ose pas fermer les yeux, je suis trop crevée pour lire. Oui, c’est ainsi, j’ai peur parce que jamais de ma vie je n’ai eu des inconnus réveillés chez moi pendant que je suis censée dormir dans ma chambre. C’est aussi con que ça.

Vers 2h du matin, ils ressortent de la chambre et descendent dans le salon. Ils font tout doucement. Mais que vont-ils faire? J’ai tous les sens en alerte.

J’entends qu’ils ouvrent la porte-fenêtre… Ils vont fumer. Quand ils remontent, tout doucement pour ne pas nous réveiller, en éteignant bien toutes les lumières, en refermant leur porte sans faire du bruit, tout d’un coup je sens que je suis tranquille et que peu importe s’ils dorment ou pas, je peux lâcher prise. Ils ont fait attention à nous, à notre maison, à notre sommeil. Toutes mes peurs partent d’un coup, avec la douceur de leurs gestes pendant la nuit.

Le lendemain nous attendons leur réveil, nous remangeons avec eux dans une bonne humeur garantie par les filles qui n’arrêtent pas de leur tourner autour, de jouer avec eux, de leur sauter dans les bras. A. parle beaucoup plus, ils connaît aussi bien l’anglais que son cousin, finalement.

A nouveau, je suis étonnée que nous puissions rire de cette manière.

Je ne peux pas tout raconter. Je voudrais partager leurs blagues pour faire passer un peu de ce qu’ils sont, leur humour, leur histoire, leurs rêves. Tout ce qu’ils ont bien voulu ou pu partager avec nous. Je ne peux pas.

Quand ils montent se préparer avant que nous les ramenions au parc, je débarrasse. Là, une vague d’émotion me submerge et me coupe la respiration. Je ne m’y attendais pas du tout. Ils vont partir et je ne sais pas ce qu’il va leur arriver. Est-ce que c’est assez ce que nous avons fait ces quelques heures? « C’est si peu, si peu… » je dis à Jules.

Je ne veux pas qu’ils me voient pleurer, il ne manquerait plus que ce soient eux qui me consolent.

Retour au parc.

Il y a un match de foot organisé par les bénévoles. Des gens partout, de toutes les couleurs et nationalités, qui jouent avec des ballons de toutes les couleurs aussi. Plein d’enfants qui se sentent en parfaite sécurité, qui courent partout. Les hébergeurs ont ramené leurs invités.

Les bénévoles, ces gens extraordinaires, sont tous là. Ils viennent nous dire bonjour, prendre des photos, nous serrer la main et nous dire « salut » comme si on se connaissait depuis une éternité. Comme une grande famille qui se retrouve dans un parc, le soleil qui brille, les éclats de rire et les exclamations des joueurs. C’est une bulle d’humanité et d’espoir. Personne n’est dupe de ce qu’il y a hors de la bulle, mais tout le monde en profite pleinement.

Je croise une collègue/copine qui fait ça depuis des mois. Nous ne parlons presque pas de boulot, nous discutons de vacances, de nos expériences, de nos enfants, pour la première fois, alors que nous nous sommes connues dans le cadre de notre métier, il y a deux ans, que nous nous voyons tous les mois, parfois plus, à des réunions, à des colloques. C’est la première fois que nous parlons vraiment de nous et qu’au lieu de nous faire la bise, nous nous serrons dans les bras. Parce que là nous sommes juste deux personnes qui tentent de participer à ce rêve d’un autre monde.

Nous sommes attendus chez des amis pour un petit café du dimanche. Nous allons y aller. Va falloir dire au revoir.

Je les prends dans les bras. Je n’ose pas les regarder pour ne pas pleurer.

« Please, take care of you guys. I cross my fingers for you. »

« Thank you, thank you, thank you »

« No. Thank YOU! ».

Dernier selfie tous ensemble, presque personne ne le verra, il ne sera pas sur Facebook.

Les adieux avec Anaïs et Sélène n’ont pas de fin.

Nous nous lançons des baisers de loin, plein de fois.

Anaïs et moi pleurons à chaudes larmes dans la voiture.

Sélène se protège en s’endormant.

« Maman, pourquoi papa et Sélène ne pleurent pas? »

« Parce que chacun gère ses émotions comme il peut. Les pleureuses de la maison, c’est nous, Anaïs! »

Sélène: « C’est ce que j’allais dire... ».

Je ne sais pas si je l’ai fait pour des bonnes ou pour des mauvaises raisons.

Je me sens toute petite par rapport à tous ceux qui l’ont fait des dizaines des fois, pour des dizaines de gens, pendant des semaines ou des mois d’affilé.

Moi, ce n’est pas grand' chose.

C’est tout le mouvement solidaire qui est beau.

Je ne l’ai pas fait parce que je suis « quelqu’un de bien ».

Je l’ai fait parce que ça s’imposait à moi. Parce que si je ne l’avais pas fait je me serais sentie un peu moins moi-même. Un peu moins la personne que j’ai envie d’être.

C’était une évidence et en même temps la chose la plus complexe que j’aie jamais accompli.

C’était un chemin, la prise de conscience, le doute, les questions, l’envie, le lobbying auprès de Jules et des filles, la décision à prendre, la date à choisir. Après tout ça, il fallait encore le faire « pour du vrai ». Et encore après il fallait le vivre.

Tous les jours je me demande où ils sont et ce qu’ils font, ce qu’il leur arrive. Tous les jours j’espère avoir des nouvelles, mais je n’en demande pas pour ne pas les encombrer.

Pour eux, pour nous, pour tous les autres, rien n’est résolu, tout est à recommencer.

Ca fait presque une semaine et chez nous, on pourrait croire qu’ils ne sont jamais venus.

Ils font partie de notre histoire pour toujours.

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