Un peu de... tranches de vie: Un départ.
- Chicca Cocca
- 23 juin 2018
- 4 min de lecture

C’est étonnant. Enfin, moi ça m’a étonnée.
Comment, au détour d’un événement important, nous réalisons avec une acuité terrible des choses que nous savions depuis longtemps et du coup, ça change tout.
Je travaille depuis bientôt 13 ans dans le même centre, à mi-temps. Ce centre, faisant partie d’une asbl qui a déjà plus de 50 ans, a été pensé et fondé par deux femmes hors du commun, il y a 21 ans. Elles ont commencé à deux, nous sommes dix aujourd’hui.
L’une de ces deux femmes, ma première directrice, est déjà partie vers d’autres horizons, il y a quelques années (sept? Déjà? Gloups). A l’époque, nous avions été manger à deux, un resto italien, pour nos racines communes. Je lui avais fait un petit cadeau. Elle m’avait écrit une lettre magnifique, inattendue et émouvante, sur notre relation professionnelle et humaine, que je garde précieusement. Nous ne nous voyons plus, mais nous avons des contacts téléphoniques de temps en temps, et je sais qu’elle a des projets géniaux pour sa vie.
L’autre femme est donc ma coordinatrice. Nous savions qu’elle avait des alléchantes propositions au sein de son autre métier. Qu’après 21 ans, elle avait fait le tour de quelque chose. Qu’actuellement, elle était à « l’étroit » dans sa fonction, en manque de "terrain".
Il y a quelques mois, elle a commencé à le dire en blaguant. Puis en riant moins. Puis elle nous a dit qu’elle y pensait sérieusement. Et encore après que c’était pour « bientôt ». Mais « bientôt », ça nous laissait le loisir de garder ça suffisamment flou dans notre esprit, de ne pas trop y penser.
Le 5 juin, il y a un peu moins de trois semaines, « bientôt » est devenu septembre de cette année. Après un exposé, lors de notre journée institutionnelle, sur l’historique de notre centre, elle a annoncé qu’après tous les changements qui nous ont occupés ces derniers mois, elle allait nous quitter, pour faire à temps plein son autre boulot.
J’avais beau avoir anticipé, elle n’a pas pu aller au bout de sa phrase que j’ai été submergée d’une vague d’émotions directement dirigée vers la sortie oculaire. (Je ne ferai pas de noms, mais je n’étais pas la seule).
Les collègues, au fond, quand on y pense, ce sont les personnes que nous fréquentons le plus dans une semaine, un mois, une année, pour certains, une vie. Même si on est à mi-temps, et en ne comptant pas les heures de sommeil, qui voit-on autant dans une vie que les collègues? 19h, 28h30 ou 38h hebdomadaires… C’est énorme. Mais un collègue n’est pas l’autre.
Comme dans les films, les scènes marquantes de mon parcours au centre se sont déroulées dans mon esprit, jusque tard dans la nuit.
Elle y avait un rôle, avant même que je commence à travailler avec elle.
En 2005, mon premier entretien d’embauche étant fixé, je me suis rendue à une matinée d’études. Elle en assurait l’accueil. Elle a entendu mon nom et j’ai entendu sa voix unique m’apostropher: « Chicca Cocca? Bonjour, je suis la coordinatrice du centre où vous avez postulé. Nous allons bientôt nous rencontrer. Bienvenue! ».
En 2009, nous avons subi et géré ensemble un passage à l’acte violent. Celui qui marque un « avant » et un « après » dans ma vie professionnelle.
Quelques temps après, nous avons donné à deux une formation en milieu carcéral où les autres formateurs était plus hostiles envers nous que les gardiens à qui on s’adressait.
En 2015, c’est avec elle que nous avons été à un colloque à Paris, peu après les attentats, et que nous avons dû passer la nuit dans un hôtel de passe, à trois, avec une intoxication alimentaire, parce qu’elle s’était trompée de réservation. Episode mémorable qui déclenche nos fous rires à chaque souper d’équipe, depuis.
Cette année, c’est elle qui m’a prise dans ses bras un jour où une situation particulière dont nous nous sommes occupées à deux m’avait chamboulée.
Tout ça, c’est elle.
Et j’en passe… On ne peut pas décrire les heures passées ensemble. Les discussions plus ou moins tendues, les moments d’incompréhension, les périodes où nous avons aussi été plus éloignées. Ni, surtout, les milliers d’éclats de rire et la complicité.
Je ne dis pas que c’était parfait, je dis que c’était génial, humain, une chance! de travailler 13 ans avec elle.
Elle est plein de choses que je ne suis pas et pourtant…
Elle est, dans le centre, l’accueil inconditionnel et chaleureux de tous ceux qui s’adressent à nous, la déco et les couleurs, les dessins, les photos, les petits mots partout sur des post-it, les petits cadeaux, les blagues qu’elle ne cesse jamais de nous faire.
C’est elle qui passe des heures devant l’ordi avec son repas qui refroidit trois fois d’affilée avant qu’elle se décide à manger, quand nous on a fini et on repart dans nos tâches respectives. Qui, son sac encore sur l’épaule le matin, fait la vaisselle et vérifie la boîte à lettre avant d’enlever sa veste. Qui part à chaque fois en coup de vent en disant: « Je crois que je vais rater mon train! ».
C’est un volcan d’énergie et son humeur donne le « la » de la petite mélodie de nos journées.
L’ambiance, l’accueil, l’énergie: comment on va voir ça dans les cv’s qui commencent à affluer?
Le centre, c’est quand même son bébé (qui a 21 ans: symboliquement une belle date pour partir). On y a tous été engagés par elle. Elle a peu d’années de plus que moi, mais c’est une sorte de maman qui s’en va, non?
Un peu plus d’un an après être devenue la plus ancienne dans ma fonction, je deviens la deuxième plus ancienne à travailler là. (Il y a encore notre super directeur: ouf!). Ca fait quelque chose, comme on dit, c’est bizarre.
Puis, elle va nous manquer, elle va me manquer, voilà, c’est tout.
Deux mois, avec les congés des uns et des autres, ça va filer, mais on va en profiter, hein?
Je lui ai dit, le jour de l’annonce: « Il va falloir que nous soyons tous très attentifs à garder tes valeurs ici. Tu es un peu l’âme de ce lieu, c’est pas rien à reprendre par nous ». Elle m’a dit: « Mais, enfin, vous le faites déjà! ».
Alors, si elle l’a dit, c’est peut-être vrai. Et donc, ça va aller. En route pour un nouveau chapitre, mais pas tout de suite.
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