Un peu de... fiction: Un coup de fil ordinaire.
- Chicca Cocca
- 10 févr. 2018
- 4 min de lecture

Hier soir ma maman m’a téléphoné.
Ma maman m’a dit qu’elle n’allait pas bien. Qu’il y a des semaines entières où elle ne voit personne. Que les dames qui viennent lui faire la charité vont bientôt la laisser tomber. Ces dames pensent qu’elle doit se bouger et faire un effort. Son médecin aussi. Sauf que ma maman ne voit pratiquement jamais son médecin. Ce sont ces dames qui lui apportent les ordonnances et les médicaments. Quand elles l’accompagnent chez le médecin, une des dames rentre avec elle dans le cabinet. Le médecin ne refuse pas. Dit-elle. Ma maman pense que les dames se vengent car elle n’a pas voulu porter plainte contre sa famille. Elle n’aime pas ces dames. Elle a voulu leur faire confiance, mais « elles ne sont pas ce qu’elles semblent être ». De toute façon, dès le début elle avait eu une mauvaise impression.
Encore un peu et elles vont me demander de porter plainte contre vous, mes enfants, dit-elle.
Pourquoi ne retournes-tu pas chez ton psychiatre d’avant, maman?
C’est un fou furieux.
Au même centre alors, et tu demandes un autre…
Non, je ne peux pas y retourner, je ne sais pas m’y rendre seule. En acceptant de changer de médecin, je me suis tirée une balle dans le pied.
Hier soir ma maman m’a téléphoné.
Ma maman m’a dit qu’elle n’avait plus que 20 euros, qu’elle ne savait pas si elle devait les dépenser pour manger ou pour acheter son traitement. Elle sait que c’est difficile pour nous aussi financièrement, d’ailleurs c’est humiliant pour elle de demander de l’argent à ses propres enfants. Mais elle ne sait plus quoi faire. Sa voisine ne l’aide plus non plus. Elle a fait une dépression, ou bien elle a eu une grave déchirure musculaire, ou les deux. Ma maman aurait aimé avoir de ses nouvelles, elle n’osait pas aller toquer. Ma maman va à peine jeter les poubelles seule. C’est à partir de 20h et il fait noir, elle a peur. A 20h pile elle est derrière la porte d’entrée de l’immeuble et elle clopine jusqu’à l’enclos des poubelles. La voisine lui dit d’appeler son frère. Mais elle ne veut plus le voir. Ni le fils de son frère. Depuis qu’ils l’ont amenée de force à l’hôpital psychiatrique, ils ont brisé toutes ses illusions.
Et ton autre frère maman, tu ne le vois plus?
Non. Eux aussi se sont ligués avec l’autre. Ils ne sont pas venus me chercher quand on a signé ma sortie de l’hôpital. Ils n’ont pas proposé de m’héberger un peu. J’ai dû rentrer toute seule avec un inconnu qui passait par mon village. C’est une bande de dégénérés. Ils sont tous fous furieux. Sans parler de ma soeur. Si tu savais les horreurs qu’ils ont osé proférer… Je ne peux pas te le répéter tellement c’était horrible. Des fous, je te dis.
Et grand-mère, maman, vous vous téléphonez?
Oui, mais je ne lui parle qu’au téléphone. Et si elle m’énerve, je raccroche. Quand j’étais petite je disais qu’elle n’était pas ma maman, tu sais?
Oui, maman, je me souviens, tu m’as raconté.
Je préférais la maîtresse de papa, elle était plus sympa. Ma maman ne m’a jamais aimée, parce que je suis née quand elle pensait que mon papa la trompait. Je ne sais pas si c’était vrai, mais j’aurais préféré que l’autre soit ma maman.
Ma maman m’a téléphoné hier soir.
Elle a pleuré. Elle a dit que le jour des morts elle a beaucoup pensé à son papa et son grand-père, qui la mettaient toujours à l’abri de cette bande de dégénérés fous furieux de sa famille. Elle a encore pleuré, puis s’est excusée d’avoir pleuré.
C’est pas grave, maman, tu as le droit d’être triste.
Je ne veux pas t’angoisser.
Tu m’angoisses pas, maman.
Tu n’es pas déprimée?
Si, maman, un peu. Je prends un traitement.
Oh, non, j’espérais que non. Je suis désolée ma chérie. C’est moi qui devrais t’écouter.
C’est pas grave maman, je vais déjà mieux, je reprends le boulot bientôt.
C’est bien, ça.
Ma maman m’a téléphoné hier soir.
Elle a dit qu’elle aimerait voir les enfants plus souvent. Qu'elle a mis leurs photos près de son lit.
C’est chouette, maman.
Ça a été leur fête d'anniversaire ?
Ben oui, maman.
Tu ne sais pas comme je suis malheureuse de rater ça chaque année.
Je sais, maman.
Ma maman repleure.
Je suis désolée. D’habitude je me contiens, mais aujourd’hui ça ne va pas. Je n’ai que des angoisses. Je me demande comment je vais faire. Sans argent, sans maison, sans personne. Je ne fais confiance à personne. Après tout ce qu’ils m’ont fait cette bande de dégénérés fous furieux. Plus jamais je ne les pardonnerai. Je ne veux plus jamais avoir affaire à eux. C’est fini.
Maman, je te passe les enfants pour dire bonjour?
Oui, c’est bien, ça.
Hier soir ma maman m’a téléphoné.
Ma maman est triste, seule, perdue et angoissée. Ma maman ne veut dépendre de personne, ne veut l’aide de personne, ne veut être reconnaissante à personne. Ma maman ne reconnait la part positive de personne, elle ne voit que les ombres et les mauvaises intentions. Ma maman divise son monde en gentils et méchants. Pour l’instant, moi je suis une des rares gentilles. Je suis loin, dans un autre pays. Ma maman ne demande pas, elle exige. Elle épuise. Tout le monde, toujours. Ma maman elle craque, elle s’effondre, elle souffre. Ma maman est folle.
C’est que c’est comme ça que ça devait aller… Je le savais depuis le début avec cette bande de dégénérés fous furieux… Ils sont fous, tu sais ma chérie? Silence. Bon, je te laisse, je t’ai assez angoissée avec mes histoires… Prends soin de toi, s’il te plaît ma chérie….
Oui, ne t’inquiète pas. Je te rappelle cette semaine pour l’argent, maman, on va voir ce qu’on peut faire…
Oui, s’il vous plaît, sinon je ne sais pas ce que je vais faire avec 20 euros.
Maman, je t’aime.
Moi aussi je t’aime ma petite.
J’aimerais avoir une baguette magique et tout arranger.
Je sais.
Je t’embrasse fort maman.
Moi aussi, je t’embrasse. Ca va aller. Je vais me reprendre.
Oui, maman.
Ma maman m’a téléphoné hier soir. Après une heure de conversation, nous avons raccroché. Après avoir raccroché, j’ai pleuré doucement, comme presqu’à chaque fois. Puis, que dieu me pardonne, s’il y en a un, quelque part, ou quelque chose qui en tient lieu, j’ai espéré que ma maman meure pendant la nuit, sans s’en rendre compte, un peu contente de m’avoir téléphoné.
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